Chapitre 17

   

Dag se réveilla tard après un sommeil hébété. Il apprit que son prochain devoir dans cette épreuve serait d'accompagner Faon et ses parents à Bleu-Ouest pour faire part de leurs intentions au clerc du village et solliciter sa présence officielle lors du mariage. Faon était agitée et nerveuse en l'aidant à se raser, à se laver et à s'habiller, ce qui le perturba au début, car elle avait dû l'aider pour ces simples tâches routinières depuis plusieurs jours et, malgré sa fatigue, il ne se montrait ni ingrat ni revêche. Il comprit finalement qu'ils allaient voir des gens extérieurs à sa famille - des gens qu'elle connaissait depuis toujours. Et vice versa. Pour les habitants de Bleu-Ouest, ce serait le premier aperçu de Dag le Marcheur du Lac, ce type dégingandé que Faon Prébleu a ramené chez elle, ou quel que fût le surnom que lui donnaient les commères du coin.

Il s'efforça de ne pas laisser son imagination s'aventurer trop loin dans ces possibilités déplaisantes, mais il ne put s'empêcher de penser que le seul résident de Bleu-Ouest qui l'avait vu jusque-là était cet imbécile de Radieux. Inutile d'espérer que Radieux ne soit pas porté aux commérages et, de fait avéré, ce garçon avait l'habitude de transformer les faits à son avantage. Son humiliation risquait de le rendre plus sournois que contrit. Les Prébleu pourraient bien être ses seuls alliés dans la communauté des fermiers. C'était un fil minuscule auquel se retenir. Alors il laissa Faon s'efforcer de le rendre plus présentable, si futile que cela lui paraisse.

Le hameau, à cinq kilomètres au nord de la ferme par la route ombragée suivant le fleuve, apparut paisible et calme lorsque Surel conduisit le chariot de la famille dans la rue principale - et apparemment unique. Des nuages blancs cotonneux se découpaient sur un ciel bleu vif et la pluie semblait complètement écartée, ce qui ajoutait à l'illusion de bonne humeur. Les principales raisons de l'existence de ce village semblaient être un moulin à grains, une petite scierie et le pont en bois pour chariots, qui montrait des signes d'élargissement récent. Autour de la petite place du village, ce jour-là presque vide, se trouvaient une forge, une taverne et plusieurs autres maisons, construites pour la plupart avec des pierres du fleuve. Surel arrêta le chariot devant l'une d'entre elles et précéda tout le monde à l'intérieur. Dag baissa la tête sous un linteau excessivement bas, manquant s'assommer.

Il se redressa prudemment et s'aperçut que le plafond était assez haut. La pièce de devant était une sorte de mélange entre le parloir d'une ferme et une tente traditionnelle de camp, avec des bancs, une table et des étagères remplies de papiers, de parchemins roulés et de registres reliés. Un fouillis de papiers s'étendait jusqu'aux autres pièces. Le clerc qui, à en juger par la façon dont il époussetait son pantalon, avait été interrompu alors qu'il jardinait, apparut dans le couloir de derrière, l'air affairé. La cinquantaine bien tassée, il avait un nez pointu, un ventre rebondi et un air guilleret, et on le présenta à Dag sous le nom on ne peut plus fermier de Berger Semeur.

Il accueillit les Prébleu comme de vieux amis et voisins, mais fut de toute évidence interloqué par Dag.

— Bien, bien, bien! dit-il lorsque Surel, avec l'aide déterminée de Faon, lui eut expliqué la raison de leur visite. Alors c'est vrai !

Sa femme, robuste mais tout aussi guillerette, arriva, regarda Dag avec stupeur, baissa les genoux un peu à la manière de Faon lors des présentations, sourit avec débordement et attira Trille hors de portée d'oreilles.

Le processus d'enregistrement n'était pas très complexe. Il fallait d'abord que le clerc trouve le bon registre, grand, épais et relié de cuir, le pose sur la table, l'ouvre et le feuillette pour trouver la page la plus récente, puis qu'il inscrive la date et quelques lignes sous des entrées similaires. Il avait besoin de connaître le lieu et la date de naissance des deux membres du couple, ainsi que le nom de leurs parents - il ne demanda même pas avant de noter les renseignements sur Faon, mais sa main hésita et sa plume cracha lorsque Dag lui donna sa date de naissance. Après un regard dubitatif, il essuya rapidement la tache et lui demanda de répéter. Surel lui donna les brouillons de l'accord de mariage pour qu'il les recopie correctement. Semeur les lut rapidement et demanda quelques éclaircissements.

Ce fut seulement à ce moment que Dag découvrit qu'il y avait des honoraires à payer pour un tel acte, et que la coutume voulait que ce soit le futur marié qui s'en acquitte. Heureusement, il n'avait pas laissé son porte-monnaie à la ferme avec le reste de ses affaires, et il avait d'autant plus de chance que, même si leur voyage avait duré bien plus longtemps que prévu, il lui restait encore suffisamment de pièces de cuivre des Ecueils d'Argent. Il demanda à Faon de prendre sa petite bourse en cuir dans sa poche et de régler le clerc. Apparemment, les plus pauvres pouvaient également payer en nature.

— Il y a toujours des gens qui ne savent pas signer leur propre nom, dit Semeur à Dag en désignant son éclisse de la tête. Je signe pour eux, ils font une croix, et les témoins signent pour confirmer.

— Ça fait six jours que je me suis cassé le bras, dit Dag un peu sèchement. Pour ça, je pense que je peux me débrouiller.

Il laissa Faon signer en premier, en l'observant attentivement. Il la fit ensuite tremper la plume une autre fois et la poser entre ses doigts. Il avait du mal à la tenir, mais il y parvint. Il ne fit pas sa plus belle signature, mais au moins elle était claire et lisible. Le clerc haussa les sourcils devant cette preuve d'alphabétisation.

La femme du clerc et la mère de Faon revinrent. Mme Semeur regardait maintenant Dag avec des yeux écarquillés. Elle tendit le cou avec curiosité, pour lire son nom.

— Dag Aile Rouge Hickory Oleana, hein ? demanda Semeur.

— A vrai dire, c'est mon nom de région, expliqua Dag. Aile Rouge, c'est ce que vous appelleriez mon nom de famille.

— Faon Aile Rouge, murmura Faon pour tester ce nom, les sourcils froncés comme elle se concentrait sur la prononciation de ces mots.

Dag se gratta le front avec le côté de son crochet.

— C'est plus compliqué que ça. La coutume des Marcheurs du Lac veut que l'homme prenne le nom de la tente de sa femme, ce qui ferait de moi, euh... Dag Prébleu Bleu-Ouest Oleana, je suppose.

Surel eut l'air horrifié.

— Qu'est-ce qu'on fait, alors, on échange les noms ? demanda Faon, perplexe. Ou on prend les deux ? Aile Rouge Prébleu ? Euh... Rougepré ? Aile Bleue ?

— Vous pourriez être les Violet quelque chose, suggéra Semeur avec bonne humeur et un rire poussif.

— Je ne peux pas penser à quelque chose de violet qui ne soit pas stupide! protesta Faon. Euh... Mûre sauvage, je suppose. Ça sonne très Marcheur du Lac.

— Déjà pris, l'informa platement Dag.

— Eh bien, eh bien... nous avons quelques jours pour y réfléchir, dit Faon vaillamment.

Trille et Surel se jetèrent un regard, reprirent leur souffle pour rassembler leur courage et se penchèrent pour signer. La date et l'heure du mariage furent fixés le plus tôt possible après les trois jours coutumiers, lorsque le clerc serait disponible, soit, au soulagement visible de Faon, l'après-midi du troisième jour.

— Pressée? demanda doucement Semeur. Et, alors que Dag n'avait d'abord pas vu son regard furtif au ventre de Faon, elle ne le manqua pas et se raidit.

— Malheureusement, des devoirs m'attendent chez moi, intervint Dag pour l'apaiser, posant son poignet en bois sur son épaule.

En réalité, à part pour éviter la panique en arrivant au camp avant Mari, il serait aussi inutile au lac Hickory qu'à Bleu-Ouest tant que ce maudit bras ne serait pas guéri. Peu importait l'endroit où il devrait rester assis à ne rien faire, sauf grincer des dents de frustration, même si Bleu-Ouest présentait au moins l'attrait de la nouveauté. Cependant le mystère perturbant du couteau du partage était une pique au fond de son esprit, bien enterrée sous de nouvelles distractions, mais ne disparaissant jamais.

Trois personnes s'éloignèrent brusquement de la fenêtre des Semeur et firent mine de remonter la rue lorsque Dag, Faon et ses parents sortirent de la maison. De l'autre côté de la rue, deux femmes se prirent par le bras et baissèrent la tête en gloussant. Un groupe de jeunes gens qui traînait devant la taverne se décolla du mur et rentra à l'intérieur, dont deux en toute hâte.

— Ce n'est pas Radieux Charpentier qui vient de rentrer chez Meunier? demanda Surel en regardant la taverne.

— Et ce n'était pas Roseau avec lui ? ajouta Faon d'un ton plus curieux.

— Alors c'est là que Roseau est parti ce matin ! s'indigna Trille. Je lui ferai la peau, à ce gamin.

— La ferme des Charpentier est la deuxième au sud du village, dit Faon à Dag à voix basse.

Il hocha la tête. Cela faisait de la taverne un repaire pratique, d'autant plus que c'était le lieu de rassemblement de la communauté, d'après ce qu'il avait appris. Radieux devait savoir que ses secrets avaient été gardés, sans quoi ses rapports avec les jumeaux Prébleu auraient bien changé. A défaut de le remplir de gratitude, le soulagement pourrait au moins le rendre plus circonspect. Alors, ces flâneurs étaient-ils ces amis que Radieux avait menacé de persuader de calomnier Faon? Ou n'avait-ce été qu'une menace en l'air par laquelle Faon se serait laissé piéger? Impossible de le dire à présent. Les garçons ne risqueraient sûrement pas de l'insulter en présence de son frère.

Ils remontèrent tous dans le chariot et Surel, en claquant la langue, fit reculer et tourner son cheval. Il lui fouetta la croupe avec les rênes, et l'animal partit obligeamment au trot. Bleu-Ouest s'éloigna derrière eux.

Trois jours. Il n'y avait aucune raison pour que cette pensée menace de retourner son estomac, pensa Dag, mais... trois jours.

Après le repas de midi, Dag chassa de son esprit l'opacité des coutumes fermières pour se concentrer sur les siennes. Faon et lui partirent en promenade autour de la ferme pour rassembler ce dont ils avaient besoin.

— Qu'est-ce qu'on cherche, au juste ? demanda Faon alors qu'il se dirigeait vers la vieille grange derrière la maison.

— Il n'y a pas de recette établie. Des choses que l'on peut tisser et qui détiennent une signification personnelle pour qu'elles puissent retenir notre essence. Les cheveux fonctionnent toujours bien, mais les miens sont trop courts pour les utiliser seuls, et d'autres matières ne feront pas de mal. Les crins des chevaux donneront de la longueur et de la force, je pense. On s'en sert souvent, et pas seulement pour les cordelettes de mariage.

Dans la fraîche obscurité de la grange, Faon sélectionna deux séries de longs crins solides de la queue et de la crinière de Grâce et Tête de Cuivre. Dag, penché sur la cloison de la stalle, les yeux à demi fermés, rappelait doucement à Tête de Cuivre qu'il devait traiter Faon avec la tendre sollicitude d'une jument pour son petit, sans quoi il servirait d'appât pour les loups. Les chevaux ne raisonnaient pas tant en envisageant les conséquences de leurs actes que par association d'idées, et ce grand alezan était moins malin que la moyenne; mais à force de travailler sur son essence, Dag avait finalement réussi à lui faire comprendre cette idée. Tête de Cuivre hennissait doucement et appuyait son museau contre Faon, la laissait lui arracher des crins presque sans tressaillir, lui mangeant des tranches de pomme dans la main et regardant Dag d'un air méfiant.

Il n'y avait pas de nénuphars sur les terres des Prébleu, et Dag doutait de toute façon que leurs tiges livrent du lin comme ceux du lac Hickory, mais à son grand plaisir ils découvrirent un fossé rempli de joncs derrière les champs abritant des nids de merles aux ailes rouges. Il tint les chaussures de Faon sur son crochet et lui murmura des encouragements, souriant de son expression dégoûtée et déterminée, tandis qu'elle s'enfonçait dans la boue et ramassait de grosses poignées de peluche de jonc et de plumes. Après ça, ils poursuivirent leur chemin et traversèrent des champs en jachère. Ce n'était pas la saison de la soie de laiteron, car les fleurs parfumées venaient juste de fleurir et leurs tiges étaient inutilisables, mais ils trouvèrent Finalement quelques brindilles marron séchées de l'automne dernier dont les cosses n'étaient pas cassées, et Dag décida qu'ils avaient ramassé suffisamment de choses.

Ils rapportèrent leurs trouvailles dans la pièce à tisser de Futée, où Faon nettoya les plumes et choisit des graines de laiteron tandis que Futée sortait son propre mélange de fibres : du lin pour la force, un peu de son précieux coton acheté au sud de la Grâce pour la douceur, et quelque chose qu'elle appelait de l'«éclat», du lin d'ortie qui faisait briller son ouvrage, teint en sombre avec du brou de noix. Faon se mordit les lèvres et entreprit de leur couper quelques cheveux, prenant un soin tout particulier avec ceux de Dag - pas tant pour éviter de le blesser avec les ciseaux, comprit-il, que pour s'assurer que sa tête ne ressemblerait pas à celle d'un épouvantail le surlendemain. Elle installa un petit miroir pour couper avec précaution quelques-unes de ses mèches bouclées. Dag, assis tranquillement, se réjouissait de la voir se contorsionner, comptant à rebours les heures qui restaient avant de pouvoir s'étendre à ses côtés, impatient. Trois jours...

Sous la supervision attentive de sa tante, Faon mélangea ensuite les ingrédients dans deux paniers, puis Futée plongea les bras à l'intérieur, tâtonnant en fronçant tellement les sourcils que Faon en retint son souffle, puis annonça qu'ils étaient prêts pour l'étape suivante. Modeler cette masse disparate de fibres en grosses pelotes à tisser ne pouvait être effectué qu'en cardant avec méticulosité, et même les doigts déterminés de Faon se fatiguaient à la fin.

Ils passèrent au tissage en lui-même après le dîner. Les membres masculins de la famille se doutaient que ces trois-là s'occupaient d'affaires de Marcheurs du Lac pour faire plaisir à Dag, mais ils avaient pris l'habitude de ne pas s'immiscer dans le domaine de Futée, et Dag doutait qu'ils puissent les soupçonner de faire de la magie, celle-ci étant impalpable et invisible. Ils retournèrent donc à leurs occupations habituelles. Trille faisait des allers-retours entre la cuisine et la pièce à tisser, les observant mais parlant peu.

Après quelques discussions, on décida que ce serait finalement Faon qui tisserait. Elle était persuadée que Futée le ferait mieux qu'elle, mais Dag pensait que plus elle s'impliquerait dans cette tâche, plus grande serait l'infime chance qu'elle réussisse à entremêler son essence dans la cordelette. Elle choisit de filer au rouet, un outil que Dag n'avait jamais vu utilisé ailleurs qu'ici, disant qu'elle y parvenait mieux qu'au fuseau. Lorsqu'elle eut enfin rassemblé son matériau et sa confiance, elle effectua cette tâche plus rapidement que Dag ne s'y était attendu. Finalement, elle offrit triomphalement à l'inspection de Futée deux écheveaux de cordelette à deux fils solides quoique poilus, d'une texture qui se situait entre la ficelle et le fil.

— Futée aurait pu les faire plus lisses et plus réguliers, soupira Faon.

— Hum, fit Futée en touchant les écheveaux. (Elle ne la contredit pas, mais déclara:) Ça fera l'affaire.

— On continue, alors? demanda Faon avec impatience.

La nuit était tombée, et ça faisait une heure qu'ils travaillaient à la lueur de la bougie.

— On sera plus en forme demain matin, dit Dag.

— Je me sens bien.

— Je serai plus en forme demain matin, Etincelle. Aie pitié d'un vieux patrouilleur, d'accord ?

— Oh ! C'est vrai ! Travailler avec l'essence épuise. Est-ce que ce sera aussi dur qu'avec la coupe? demanda-t-elle après un moment d'hésitation.

— Non, c'est beaucoup plus naturel. D'ailleurs, je l'ai déjà fait. Enfin... c'est la mère de Kauneo qui avait filé, car ni l'un ni l'autre n'en étions capables. Mais chacun a dû tresser son propre fil pour attraper son essence.

Faon soupira.

— Je ne vais jamais réussir à m'endormir.

En fait, elle s'endormit, mais pas avant que Dag ait entendu, par la porte fermée, Futée lui demander de se calmer, car c'était pire que de dormir avec une punaise dans son lit. Le doux rire de Faon fut son dernier souvenir de la soirée.

   

* * *

   

Ils se retrouvèrent dans la pièce à tisser après le petit déjeuner, dès que le reste de la famille fut partie. Cette fois, Dag tira fermement la porte. Ils avaient pris un banc sur le perron et l'avaient installé dans la pièce pour que Faon puisse s'y asseoir à califourchon, avec Dag juste derrière elle. Futée s'assit sur une chaise devant les genoux de Faon, écoutant la tête penchée sur le côté, son faible InnéSens essayant de s'étendre au-delà des limites normales de sa peau. Dag regarda Faon s'entraîner sur de la ficelle qui ne servirait pas. C'était une tresse à quatre fils qui produisait une cordelette extrêmement résistante, un modèle que les Marcheurs du Lac appelaient « une tige de menthe » à cause de sa section transversale carrée et que les fermiers, apprit Dag avec perplexité, nommaient de la même manière.

— Nous commencerons avec ma cordelette, décida-t-il. Le plus important, une fois que j'aurai mis mon essence dans la tresse, c'est de ne pas t'arrêter, sinon le lien se cassera, et nous devrons défaire la tresse et recommencer du début. Ce qu'à vrai dire nous pouvons faire, mais ce serait un peu frustrant si tu éternuais juste en arrivant à la fin.

    Elle hocha la tête avec enthousiasme et finit de tout installer, attachant les quatre fils à un simple clou planté devant elle dans le banc. Elle étendit les pelotes repliées qui retenaient les bouts détachés sous contrôle et déglutit.

    — C'est bon. Dis-moi quand commencer.

    Dag se redressa et sortit son bras droit de son écharpe, se rapprochant suffisamment d'elle pour la toucher; il embrassa son oreille pour l'encourager et la faire sourire, atteignant peut-être son premier objectif mais pas le second. Il regarda au-dessus d'elle et l'enlaça, posant ses deux bras sur les siens, laissant sa main et son crochet toucher d'abord la fibre, puis ses doigts, puis s'attarder sur ses mains. Son essence, qui coulait par sa main droite, se prit immédiatement entre les fils épais.

    — Bien. Je l'ai accrochée. Commence.

    Ses mains agiles se mirent à tirer, tourner, retourner, recommencer. Il sentit une petite secousse alors que son essence passait sous ses doigts, et il se souvint comme cela lui avait paru étrange la première fois, dans une tente tranquille de la région boisée de Luthlia. C'était toujours très étrange, mais pas désagréable. La pièce devint extrêmement calme, et il pensa qu'il pourrait presque remarquer les changements de l'ombre et de la lumière derrière les fenêtres alors que le soleil du matin s'élevait à l'est dans le ciel.

Son bras droit tremblait et ses épaules lui faisaient mal lorsqu'elle eut produit un peu plus de soixante centimètres de cordelette.

— Bien, lui murmura-t-il à l'oreille. Ça suffit. Fais un nœud.

Elle hocha la tête, fit un nœud au bout de la cordelette et tendit les fils.

— Futée ? Prête ?

Futée se pencha en avant avec les ciseaux et, guidée par la main de Faon, coupa sous le nœud. Dag sentit la coupure dans son essence et réprima un haut-le-cœur.

Faon se redressa et se leva du banc. Avec inquiétude, elle se tourna vers Dag et lui tendit la cordelette.

Il lui demanda d'un signe de tête de la faire glisser entre ses doigts sous les bandages de plus en plus sales de son bras. La sensation était étrange, comme regarder une partie de soi dans un miroir déformé, mais l'ancrage de son essence était sain et doux.

— Bien! Ça a marché! Nous avons réussi, Etincelle, tante Futée !

Faon sourit comme une explosion de lumière, et posa la cordelette dans les mains de sa tante. Futée la palpa et sourit également.

— Ma parole. Oui. Même moi je peux le sentir. Voilà qui me ramène bien longtemps en arrière. Bien joué, ma petite!

— Et l'autre? demanda Faon avec impatience.

— Reprends ton souffle, lui conseilla Dag. Marche un peu, détends-toi. La seconde va être un peu plus compliquée.

La seconde sera peut-être impossible, admit-il tristement en lui-même, mais il n'avait pas l'intention de le dire à Étincelle. La confiance comptait pour beaucoup dans ces actes subtils.

— Oh oui, tes pauvres épaules doivent te faire mal après ça! s'exclama-t-elle.

Elle se précipita derrière lui sur le banc et le massa avec ses petites mains puissantes, un exercice contre lequel il ne parvint pas à protester, même s'il réussit à ne pas tomber en avant et à se ratatiner. Il se souvint de ce que ces mains savaient faire d'autre, mais essaya de penser à autre chose. Il devait se concentrer. Encore deux jours...

— Ça suffit, repose tes doigts, chuchota-t-il héroïquement après un instant.

Il se leva et fit quelques pas dans la pièce, se demandant ce qu'il pourrait ou devrait faire d'autre, ou ce qu'il n'avait pas fait pour que la tâche suivante, la plus critique, réussisse. Il s'apprêtait à entrer sur le territoire inhabituel et inquiétant des choses qu'il n'avait jamais encore faites. Que personne n'avait même jamais faites auparavant, à sa connaissance. Pas même dans les ballades.

Ils se rassirent sur le banc et Faon attacha les quatre fils de sa propre cordelette sur le clou.

— Quand tu voudras.

Dag baissa la tête et renifla l'odeur de ses cheveux, essayant de se calmer. Il passa doucement sa main raidie et son crochet sur ses bras, à plusieurs reprises, essayant d'attraper un fragment, de trouver une ouverture dans l'essence qu'il sentait tourbillonner, si vivante, sous sa peau. Un instant, il sentit quelque chose venir...

— Vas-y.

Ses mains se mirent en mouvement. Il l'interrompit après seulement trois tours.

— Attends, non. Arrête. Ce n'est pas ton essence, c'est encore la mienne. Désolé, désolé.

Elle respira, redressa le dos, remua et défit son ouvrage.

Dag resta assis un moment, la tête baissée, les yeux fermés. Le souvenir désagréable de l'essence de sa main gauche réparant la coupe deux jours plus tôt lui revint à l'esprit. La fracture de son bras droit affaiblissait son essence très dominante de ce côté-là. Peut-être que celle de gauche essayait de compenser, comme sa main droite l'avait fait longtemps pour son membre gauche mutilé. Cette fois, il se concentra très fort pour essayer de saisir l'essence de Faon sur sa main gauche. Il caressa le dos de sa main avec son crochet, fit bouger des doigts fantomatiques qui n'existaient plus, juste... là! Il avait accroché quelque chose de fragile et de beau, et cette fois ce n'était pas lui.

— Vas-y!

Les mains de Faon se remirent à voler. Elle avait tressé une douzaine de tours lorsqu'il sentit le lien délicat se briser.

— Arrête, soupira-t-il. Il est reparti.

— Grr! s'écria Faon, frustrée.

— Chut, tout doux. On a presque réussi.

Elle défit la tresse, rentra la tête dans ses épaules, frotta l'arrière de son crâne contre la poitrine de Dag. Il pouvait presque deviner ses grimaces, même si de là où il était il n'apercevait que ses cheveux et son nez. Ensuite, il la sentit devenir pensive.

— Quoi ? demanda-t-il.

—Tu as dit... tu as dit que les gens mettaient leurs cheveux dans la cordelette parce qu'ils appartenaient autrefois à leur essence, et qu'il était facile de l'y retrouver, de l'y accrocher. Parce que ça faisait partie de leur corps, non ? Le corps vivant fabrique sa propre essence.

— Oui...

— Tu as aussi dit, une fois, une nuit où je te posais des questions sur l'essence, que le sang des gens reste vivant un moment même après avoir quitté leur corps, pas vrai ?

— Que veux-tu..., commença-t-il, mal à l'aise.

Elle l'interrompit en saisissant brusquement son crochet, qu'elle ramena devant elle. Il sentit une pression et une saccade, puis une autre, à travers sa prothèse.

— Attends, arrête, Etincelle, qu'est-ce que tu... ?

Il se pencha en avant et s'aperçut, horrifié, qu'elle avait ouvert la pulpe de ses deux index avec la pointe, pas très acérée, de son crochet. Elle appuya ses deux doigts l'un contre l'autre pour faire goutter son sang, et reprit les fils.

— Essaie encore, fit-elle dans un grognement extrêmement déterminé. Allez, dépêche-toi, avant que le saignement s'arrête. Essaie.

Il ne pouvait pas rejeter une demande aussi étonnante. Avec une ardeur qui égalait presque celle de Faon, il passa à nouveau ses deux bras, le réel et le fantomatique, sur les siens. Cette fois, son essence bondit dans la cordelette tachée de sang, s'y accrochant fermement.

— Vas-y, murmura-t-il.

Et ses mains se remirent à tourner, retourner et tirer.

— Tu me fous une trouille pas possible, Etincelle, mais ça fonctionne. N'arrête pas.

Elle hocha la tête. Et n'arrêta pas. Elle finit sa cordelette, d'environ la même longueur que celle qu'ils avaient faite pour lui, juste au moment où ses doigts cessèrent de saigner.

— Futée, tu peux y aller.

Futée se pencha en avant et coupa sous le nœud. Dag eut l'impression que l'essence de Faon était coupée comme la sienne.

— Parfait, l'assura-t-il. Dieux absents, c'est bon.

— Vraiment? (Elle se tourna vers lui, le visage crispé.) Je n'ai rien senti. Je n'ai rien senti à aucun moment. Vraiment?

— C'était... tu étais... (Il cherchait le bon mot.) C'était très malin, Etincelle. C'était plus que malin. C'était brillant.

La tension sur son visage se transforma en une flambée de gloire dans ses yeux.

— Vraiment?

— Je n'aurais jamais eu une telle idée.

— Bien sûr que non, dit-elle en reniflant. Tu aurais essayé de m'en empêcher pour me protéger.

Il la serra dans ses bras, la secoua, et ressentit une étrange et nouvelle sympathie pour ses parents et leur réaction mitigée le soir de son retour.

— Tu as probablement raison.

— J'ai certainement raison.

Elle rit d'une façon qui n'appartenait qu'à elle.

Il se rassit, la relâcha et remit son bras cassé douloureux dans son écharpe.

— Je t'en prie, va te laver les doigts immédiatement. Avec beaucoup de savon, et n'hésite pas à frotter. Tu ne sais pas où ce crochet a traîné.

— Partout, non ?

Elle lui fit un sourire joyeux par-dessus son épaule, tapota une nouvelle fois sa cordelette et partit en dansant dans la cuisine.

Futée se pencha et prit la nouvelle cordelette sur le banc, la passant d'un air pensif entre ses doigts.

— Je ne savais pas qu'elle allait faire ça, s'excusa faiblement Dag.

— On ne sait jamais, avec elle, dit Futée. Je pense qu'elle va beaucoup vous surprendre, patrouilleur. Peut-être plus que vous ne l'auriez souhaité. Ce qui est drôle, c'est que paradoxalement vous pensez toujours savoir ce que vous faites.

— C'est vrai, soupira-t-il. Mais c'était peut-être parce qu'autrefois je faisais sans cesse les mêmes choses.

Etincelle revint de la cuisine en traînant sa mère derrière elle pour lui montrer son ouvrage terminé. Dag lui faisait confiance pour ne pas mentionner sa dernière combine avec le sang. Trille et Futée se passèrent et se repassèrent les cordelettes. Trille tira sur l'une d'entre elles pour en tester la solidité, et hocha pensivement la tête. Elle redressa les épaules et fouilla dans la poche de son tablier.

— Futée, tu te souviens du collier de maman avec les six véritables perles en or, une pour chaque enfant, qui s'est cassé le jour où le chariot s'est renversé dans la neige, et qu'elle n'a jamais pu réparer parce qu'elle n'en a pas retrouvé tous les morceaux ?

— Oh, oui.

— J'ai hérité de ce bijou, et je n'en ai jamais rien fait. Il est resté au fond d'un tiroir pendant des années. Je me suis dit que vous pourriez peut-être utiliser ces perles pour terminer les bracelets.

Faon, tout excitée, regarda dans la paume de sa mère et choisit l'une des quatre longues perles en or, regardant par son trou.

— Futée, on peut ? Dag, tu crois que ce serait possible ?

— Je pense que ce serait un très beau cadeau, dit Dag en prenant la perle que Faon lui tendait pour l'observer.

À vrai dire, il n'était pas certain que ce ne soit pas une prière qu'elle lui adressait. Il jeta un regard à Trille, qui lui fit un bref signe de tête presque inexpressif.

— C'est très beau. Elles auraient vraiment fière allure sur la cordelette sombre et le bout tomberait mieux. Je serais honoré d'accepter.

On mit les perles et les cordelettes dans les mains expertes de Futée, et elle les attacha en un clin d'œil, taillant le dernier morceau de cordelette sous le nœud en une frange bien nette. Lorsqu'elle eut terminé, les deux bracelets - l'un un peu plus sombre, l'autre avec une lueur cuivrée - scintillaient sur ses genoux comme deux choses vivantes. Ce quelles étaient, d'une certaine manière.

— Ça aura fière allure, lorsque Faon ira dans votre pays, dit Trille. Ils sauront que nous sommes... que nous sommes des gens respectables. Vous n'êtes pas d'accord, patrouilleur?

— Si, répondit-il en percevant le ton suppliant de sa question et en espérant ne pas mentir.

— Bien.

Elle hocha à nouveau la tête.

Futée garda les cordelettes, les mettant de côté jusqu'au surlendemain, lorsqu'elle devrait les attacher aux poignets de ce couple si dissemblable. Les deux bracelets compléteraient le lien de leurs essences, entremêlées et bénies, si leurs deux cœurs le désiraient - signe d'une union valide dont tout Marcheur du Lac doté d'un InnéSens serait le témoin. Faite loyalement. Dag était sûr qu'il se souviendrait toute sa vie de cette heure de travail, aussi longtemps qu'il porterait la cordelette à son bras, et de la façon dont Faon y avait versé avec une telle ardeur le sang de son cœur. Et si son vrai cœur s'arrête, je le saurai.